11

 

La prison de Tegel est située au nord-ouest de Berlin, entre un petit lac et les logements ouvriers de l’usine de locomotives Borsig. Longeant Seidelstrasse, je vis surgir, tel un dinosaure émergeant de la boue d’un marécage, les murs de brique de l’établissement.

Et lorsque, avec un claquement sinistre, la lourde porte de bois se referma derrière moi, occultant la lumière du soleil comme si on venait d’éteindre une vulgaire ampoule électrique, j’éprouvai une certaine sympathie pour les détenus d’une des prisons les plus dures d’Allemagne.

Les gardiens vaquaient à leurs occupations routinières dans le vaste hall d’entrée. L’un d’eux, affublé d’un visage de bouledogue, puant le savon carbonique et transportant un trousseau de clés de la taille d’un pneu, me conduisit à travers un labyrinthe de couloirs carrelés de faïence jaunâtre jusqu’à une cour pavée, exiguë, au centre de laquelle se dressait la guillotine. La vue de cet instrument terrifiant provoque toujours en moi un frisson d’épouvante. Depuis que le Parti était au pouvoir, elle fonctionnait à plein régime, et en ce moment même, on la préparait en vue des exécutions prévues pour le lendemain à l’aube.

Le gardien me fit franchir une porte en chêne, puis nous grimpâmes quelques marches recouvertes d’un tapis et longeâmes un couloir menant à une porte en acajou. Le gardien y frappa, attendit quelques secondes et me fit signe d’entrer. Le Dr Konrad Spiedel, directeur de la prison, se leva de derrière son bureau pour m’accueillir. Nous nous étions rencontrés des années auparavant, lorsqu’il dirigeait la prison de Brauweiler, près de Cologne. Il ne m’avait pas oublié.

— Oui, vous vouliez vous renseigner sur le compagnon de cellule d’un certain prisonnier, se souvint-il en m’indiquant un fauteuil. C’était à propos d’un cambriolage de banque.

— Vous avez une excellente mémoire, Herr Doktor, remarquai-je.

— J’avoue que ce souvenir n’est pas vraiment le fait du hasard, expliqua-t-il. Ce même homme est actuellement enfermé ici, sous une autre inculpation.

Spiedel était un homme de haute taille, large d’épaules et âgé d’une cinquantaine d’années. Il portait une cravate Schiller et une veste bavaroise vert olive. À sa boutonnière était épingle l’écusson de soie noir et blanc sur lequel étaient brodés l’arc et les épées croisées des anciens combattants.

— Il se trouve que je suis ici pour une raison assez similaire à celle de la dernière fois, expliquai-je. Vous avez eu ici, jusqu’à récemment, un prisonnier du nom de Kurt Mutschmann. J’aimerais que vous me parliez de lui.

— Mutschmann, oui, je m’en souviens. Ma foi, que puis-je vous en dire ? Sinon qu’il est resté tranquille durant son séjour ici, et qu’il paraissait être un type plutôt raisonnable. (Spiedel se leva, se dirigea vers son classeur à dossiers qu’il explora.) Ah ! le voilà ! Mutschmann, Kurt Mutschmann, 36 ans. Inculpé de vol de voiture en avril 1934, condamné à deux ans d’emprisonnement. Adresse déclarée : Cicerostrasse, numéro 29, à Halensee.

— Y est-il retourné après sa libération ?

— Ça, je l’ignore. Mutschmann est marié, mais d’après son dossier, sa femme n’est venue le voir qu’une seule fois en prison. Il n’a pas dû trouver grand monde pour l’accueillir à sa sortie.

— À part sa femme, a-t-il eu d’autres visiteurs ? Spiedel consulta son dossier.

— Un seul, de l’Association des anciens détenus, une organisation d’entraide à laquelle nous devons faire confiance, bien que j’entretienne quelques doutes quant à son honnêteté. Le visiteur était un certain Kasper Tillessen. Il est venu voir Mutschmann deux fois.

— Mutschmann avait-il un compagnon de cellule ?

— Oui, le numéro 7888319, H. J. Bock. (Il tira un autre dossier du tiroir.) Hans Jürgen Bock, 38 ans. Condamné à six ans de prison pour avoir battu et estropié un membre de l’ex-Syndicat de la métallurgie en mars 1930.

— Un briseur de grève ?

— Oui.

— Auriez-vous ses coordonnées ? Spiedel secoua la tête.

— Malheureusement non. Son dossier a été renvoyé aux archives de l’Alex. (Il marqua une pause.) Hum… voilà qui pourra peut-être vous aider. Lors de sa libération, Bock a déclaré qu’il avait l’intention de résider à la pension Tillessen, sur Chamissoplatz, numéro 17, à Kreuzberg. Et ce même Kasper Tillessen a également rendu visite à Bock pour le compte de l’Association des anciens détenus. C’est tout ce que j’ai, dit-il en me regardant d’un air vague.

— Merci, c’est déjà beaucoup, dis-je. Vous êtes bien aimable de m’avoir accordé un peu de votre temps.

Spiedel prit un air sincère pour me déclarer avec solennité :

— Monsieur, c’est pour moi un grand plaisir d’aider celui qui a déféré Gormann à la justice.

Je crois bien que dans dix ans, je tirerai encore les dividendes de cette affaire Gormann.

Lorsqu’une femme ne vient voir qu’une seule fois son mari au cours de ses deux années de détention, il est peu probable qu’elle lui prépare un gâteau le jour de sa libération. Mais il n’était pas impossible que Mutschmann l’ait revue après sa sortie, ne serait-ce que pour lui flanquer une raclée. Je décidai donc d’aller la voir. Il faut toujours s’acquitter en premier lieu de ce qui paraît évident. C’est une des règles de base de mon travail.

Ni Mutschmann ni sa femme ne vivaient encore à l’adresse de Cicerostrasse. Une voisine m’apprit que Frau Mutschmann s’était remariée et qu’elle habitait à présent Ohmstrasse, dans les logements Siemens. Je lui demandai si quelqu’un d’autre que moi l’avait cherchée, mais elle me répondit par la négative.

Il était 19 h 30 lorsque j’arrivai en vue des logements Siemens. Un millier de maisons, toutes semblables, bâties en briques passées à la chaux, abritaient les employés des usines électriques Siemens. Rien ne m’aurait déplu davantage que de vivre dans un morceau de sucre au milieu de centaines d’autres morceaux de sucre, mais je savais que le Troisième Reich commettait au nom du progrès des choses bien pires que l’homogénéisation des logements ouvriers.

Debout, sur le seuil, je reniflai une odeur de cuisine qui me parut être du porc, et je réalisai soudain que j’étais affamé et épuisé. J’aurais aimé être chez moi, ou en train d’assister à quelque spectacle divertissant en compagnie d’Inge. J’aurais préféré être n’importe où plutôt que de me retrouver en face de la brune au visage crayeux qui m’ouvrit la porte. Elle essuya ses mains marbrées de rose sur un tablier taché de graisse et m’examina d’un œil suspicieux.

— Frau Buverts ? fis-je en l’appelant par son nouveau nom tout en espérant que ce n’était pas elle.

— C’est moi, répondit-elle d’un ton aigre. Et vous, qui êtes-vous ? Remarquez, c’est pas difficile à deviner. Vous sentez tellement le poulet que vous en avez presque des plumes. Alors je vais vous dire une bonne chose et ensuite vous pourrez dégager. Ça fait plus d’un an et demi que je l’ai pas vu. Et si jamais vous le trouvez, vous pourrez lui dire qu’il n’a pas intérêt à venir me chercher. Il est aussi bienvenu ici que la queue d’un Juif dans le cul de Gœring. Et vous aussi, d’ailleurs.

Ce sont ces petites démonstrations de courtoisie et d’humour délicat qui font tout l’intérêt de ce métier.

Plus tard ce soir-là, peu après 23 heures, j’entendis des coups violents frappés à ma porte. Je n’avais pas bu avant de m’endormir, et pourtant je me réveillai avec la tête lourde. Je gagnai le couloir d’un pas incertain lorsque la vision de la silhouette à demi effacée du corps de Walther Kolb dessinée par terre à la craie me tira de ma torpeur. Je fis demi-tour pour aller prendre mon second pistolet. On frappa de nouveau impatiemment à ma porte, et une voix d’homme se fit entendre.

— Hé, Gunther ! c’est moi, Rienacker. Ouvrez, il faut que je vous parle.

— Notre dernière conversation me fait encore mal.

— Allons, vous n’allez pas me dire que vous êtes fâché ?

— Moi non, mais mon crâne n’a pas très envie de vous revoir. Surtout à cette heure-ci.

— Ne soyez pas rancunier, Gunther, fit Rienacker. Ce que j’ai à vous dire est important. Il y a peut-être de l’argent pour vous.

Après un long silence, Rienacker reprit la parole, cette fois avec un brin d’irritation dans la voix.

— Gunther, ouvrez, bon sang ! Vous n’avez aucune raison d’avoir la trouille. Si j’étais venu vous arrêter, j’aurais défoncé la porte.

Ce n’était pas faux. Je lui ouvris donc. Il jeta un regard prudent sur l’arme braquée sur sa silhouette massive, comme s’il admettait que, cette fois, il n’avait pas l’avantage.

— Ce n’est pas moi que vous attendiez, on dirait ?

— Détrompez-vous, Rienacker. Je vous ai reconnu au bruit de vos phalanges heurtant les marches.

Son ricanement expulsa de ses poumons un nuage de vieille fumée de cigarette.

— Habillez-vous, dit-il. Je vous emmène faire un tour. J’hésitai.

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Vous n’avez pas confiance ? dit-il en souriant de mon appréhension.

— Oh, ce n’est pas ça. Pourquoi aurais-je peur quand un type de la Gestapo frappe à ma porte au milieu de la nuit et me demande si je ne veux pas faire un tout dans sa grosse voiture noire ? J’ai peut-être les genoux qui tremblent, mais c’est l’émotion : je devine que vous nous avez réservé la meilleure table chez Horcher.

— Quelqu’un d’important veut vous voir, dit-il en bâillant. Quelqu’un de très important.

— Je parie qu’on m’a sélectionné pour le lancer de bouses de vache aux Jeux olympiques, pas vrai ?

Rienacker pâlit et ses narines se mirent à s’ouvrir et à se contracter comme deux bouillottes qui se vident. Il commençait à perdre patience.

— Bon, d’accord, j’ai compris. Il faut que j’y aille, que je le veuille ou non. Je vais m’habiller, annonçai-je en me dirigeant vers la salle de bains. Et n’essayez pas de vous rincer l’œil.

La voiture était une grosse Mercedes noire. J’y grimpai sans un mot. Deux espèces de gargouilles étaient assises à l’avant et, par terre, entre les deux banquettes, gisait un homme à demi conscient, les mains menottées dans le dos. Il faisait sombre mais d’après les gémissements qu’il proférait, je compris qu’il avait été sévèrement battu. Rienacker monta à ma suite. Profitant du recul que lui imprima la voiture au démarrage, l’homme entravé ébaucha un mouvement pour se relever. Il récolta la pointe du croquenot de Rienacker sous l’oreille.

— Qu’a-t-il fait ? Oublié de boutonner sa braguette ?

— C’est un rouge, rétorqua Rienacker d’un air aussi outragé que s’il venait d’arrêter un violeur d’enfants. Une saloperie de facteur de nuit. On l’a coincé la main dans le sac, en train de distribuer des tracts du KPD dans les boîtes aux lettres.

Je secouai la tête.

— Je vois que ce boulot est toujours aussi risqué.

Il fit mine de ne pas avoir entendu et cria au chauffeur :

— On va déposer ce connard et, ensuite, on fonce à Leipzigstrasse. Sa Majesté n’aime pas attendre.

— On le dépose ou on le balance du pont Schöneberg ?

— Pourquoi pas ? fit Rienacker en riant.

Il sortit une flasque de la poche de son manteau et but une longue gorgée. J’avais trouvé le tract en question dans ma propre boîte aux lettres la veille au soir. Il était en grande partie consacré à ridiculiser le Premier ministre prussien. Au cours des semaines précédant les Olympiades, la Gestapo faisait tout son possible pour écraser la résistance communiste à Berlin. Des milliers de Kozis avaient été arrêtés et envoyés en KZ comme Orianenburg, Columbia Haus, Dachau et Buchenwald. Mettant tous ces éléments bout à bout, je réalisai soudain qui on m’emmenait voir.

La voiture s’arrêta au commissariat de Grolmanstrasse et l’une des gargouilles extirpa le prisonnier de sous nos pieds. Je ne donnai pas cher de sa peau. Si j’avais jamais vu quelqu’un destiné à une leçon de natation nocturne dans le Landwehrkanal, c’était bien lui. Ensuite nous repartîmes vers l’est par Berlinerstrasse et Charlottenburger Chaussée, l’axe transversal de la capitale, décoré à l’occasion des Jeux d’une foule de drapeaux noir, blanc et rouge que Rienacker contempla d’un œil morne.

— Conneries de Jeux olympiques, grogna-t-il. Comme si on avait de l’argent à foutre en l’air.

— Là, je dois reconnaître que je suis d’accord avec vous.

— À quoi ça rime, j’aimerais bien le savoir ? Nous sommes ce que nous sommes, alors pourquoi prétendre le contraire ? Toute cette mascarade me fout en rogne. Est-ce que vous réalisez qu’on est en train de rafler des putes à Munich et à Hambourg pour renflouer le marché berlinois qui a été nettoyé à la suite du décret des Pouvoirs d’urgence ? Savez-vous qu’on a de nouveau légalisé le jazz nègre ? Que dites-vous de ça, Gunther ?

— Dire une chose et en faire une autre, c’est typique de notre gouvernement.

Il me regarda d’un drôle d’air.

— À votre place, je ne crierais pas ce genre de choses sur les toits, fit-il.

Je secouai la tête.

— Rienacker, vous le savez très bien : ce que je dis n’a aucune espèce d’importance tant que je peux être utile à votre patron. J’aurais beau être Karl Marx et Moïse personnifiés, il s’en battrait l’œil si je pouvais lui rendre service.

— Alors, vous feriez mieux de le ménager. Vous ne retrouverez jamais un client si important.

— Ils disent tous la même chose, dis-je.

Juste avant la porte de Brandebourg, la voiture tourna dans Hermann Gœring Strasse. Alors que nous passions devant l’ambassade d’Angleterre, je remarquai que toutes les lumières étaient allumées et que des dizaines de limousines étaient garées devant le bâtiment. La voiture ralentit et s’engagea dans l’allée d’accès de l’imposant bâtiment voisin. Tandis que le conducteur abaissait sa vitre pour que le SS de garde nous identifie, nous entendîmes le brouhaha de la réception se déroulant sur les pelouses.

Rienacker et moi attendîmes dans une pièce de la taille d’un court de tennis. Au bout de quelques instants, un homme mince et de haute taille, vêtu de l’uniforme de la Luftwaffe, nous informa que Gœring se changeait et qu’il nous recevrait dans dix minutes.

Le palais du Premier ministre était clinquant, avec un décor d’un pesant mauvais goût, et son emplacement en pleine ville soulignait le ridicule de ses prétentions bucoliques. Rienacker s’installa dans un fauteuil pseudo-médiéval et garda le silence tout en me surveillant du coin de l’œil.

— Charmant, fis-je.

Puis je m’absorbai dans la contemplation d’une tapisserie des Gobelins représentant des scènes de chasse mais qui aurait pu contenir la reproduction grandeur nature du dirigeable Hindenburg. La seule lumière de la pièce provenait d’une lampe posée sur l’immense bureau Renaissance, et formée de deux candélabres d’argent surmontés d’abat-jour en parchemin. La lumière illuminait trois photographies : l’une de Hitler qui, en chemise brune et baudrier de cuir des SA, avait tout d’un boy-scout ; les deux autres représentaient sans doute les deux femmes de Gœring, sa première, Carin, décédée, et l’actuelle, Emmy. À côté des photos était posé un gros volume à reliure de cuir dont la couverture était ornée d’un blason, probablement celui de Gœring. Je me dis que ce poing enveloppé d’un gant en cotte de mailles et brandissant une masse d’armes aurait été pour les nazis un emblème infiniment plus approprié que la svastika.

Je m’assis à côté de Rienacker, qui m’offrit une cigarette. Nous patientâmes une heure, peut-être plus, avant d’entendre des voix derrière la porte. Lorsque celle-ci s’ouvrit, nous nous levâmes. Deux hommes en uniforme de la Luftwaffe pénétrèrent dans la Pièce à la suite de Gœring qui, à ma grande stupéfaction, portait un lionceau dans les bras. Il l’embrassa sur la tête, lui tira les oreilles et le déposa sur le tapis de soie.

— Allez, va jouer, Mucki, et pas de bêtises, hein !

L’animal grogna d’un air joyeux, trottina jusqu’à la fenêtre et se mit à jouer avec le pompon du rideau.

Gœring me parut d’autant plus gros qu’il était plus petit que je l’imaginais. Il portait un gilet de chasse de cuir vert, une chemise de flanelle blanche, un pantalon blanc et des chaussures de tennis blanches.

— Hello ! fit-il en me serrant la main avec un large sourire. Quelque chose d’animal se dégageait de lui, et ses yeux bleus et durs luisaient d’intelligence. Il avait plusieurs bagues aux doigts, dont un gros rubis.

— Je vous remercie d’être venu et m’excuse de vous avoir fait attendre. Les affaires de l’État, vous comprenez…

Ne sachant trop quoi répondre, je l’assurai qu’il n’y avait pas de mal. De près, je fus frappé par sa peau rose et lisse de bébé, et me demandai s’il la talquait. Nous nous assîmes. Durant plusieurs minutes, avec un entrain presque puéril, il répéta sur tous les tons qu’il était enchanté de ma visite, avant de consentir enfin à s’expliquer.

— J’ai toujours rêvé de rencontrer un vrai détective privé, dit-il. Dites-moi, avez-vous lu les romans de Dashiell Hammett ? Bien qu’il soit américain, je le trouve fantastique.

— Non, il se trouve que je ne les ai pas lus.

— Ha ! Eh bien je vous assure que vous devriez ! Je vous prêterai une édition allemande de La Moisson rouge. Cela vous plaira beaucoup, j’en suis certain. Portez-vous une arme, Herr Gunther ?

— Parfois, oui, quand je le juge plus prudent. Gœring arbora un visage de collégien ravi.

— Et ce soir, en portez-vous une ? Je secouai la tête.

— Mon ami Rienacker me l’a déconseillé, de peur d’effrayer votre chat.

— Dommage, fit Gœring, j’aurais aimé voir l’arme d’un vrai privé.

Il se rencogna dans son fauteuil, lequel était aussi massif qu’un butoir de chemin de fer, et adressa un signe de la main à l’un de ses subordonnés. L’assistant apporta un dossier et le déposa devant Gœring, qui l’ouvrit et le parcourut durant quelques instants. Je présumai que ce dossier me concernait. Ces derniers temps, je voyais tant de dossiers sur moi que je commençais à me sentir comme un cas médical particulièrement intéressant.

— Je vois ici que vous êtes un ancien policier. Très bien noté, à ce qu’il paraît. Vous pourriez être commissaire, aujourd’hui. Pourquoi avez-vous démissionné ?

En disant ces mots, il sortit de sa poche une petite boîte laquée, fit tomber deux pilules roses dans sa grosse paume puis les avala avec un verre d’eau en attendant ma réponse.

— Je n’aimais pas les plats qu’on nous servait à la cantine, monsieur. (Il rit bruyamment.) Mais avec le respect que je vous dois, monsieur le Premier ministre, vous connaissez certainement la cause de mon départ, puisque, à l’époque, vous étiez chef de la police. Je n’ai jamais fait un secret de mon opposition à la purge des policiers soi-disant peu sûrs. Beaucoup d’entre eux étaient des amis. Beaucoup ont perdu leur retraite. Certains ont même perdu la vie.

Un sourire se dessina lentement sur les lèvres de Gœring. Avec son large front, son regard froid, le grondement de sa voix sourde, son sourire de prédateur et son gros ventre paresseux, il avait tout du tigre mangeur d’hommes. Et comme s’il avait lu dans mes pensées, il se pencha pour attraper le lionceau et l’étendit en travers de ses cuisses vastes comme un divan. L’animal cligna des paupières d’un air endormi, impassible sous les caresses et les taquineries de son maître. On aurait dit que Gœring admirait son propre rejeton.

— Vous voyez, dit-il à l’adresse des officiers qui l’accompagnaient. Cet homme n’est soumis à personne. Et il n’a pas peur de dire ce qu’il a sur le cœur. C’est la vertu de l’indépendance. Il n’y a aucune raison pour que cet homme me rende service. Il a le culot de me le rappeler, alors qu’un autre se serait tu. Je peux avoir confiance en un tel homme.

Je hochai la tête en direction du dossier posé sur son bureau.

— Je parie que c’est Diels qui a concocté ce petit curriculum.

— Et vous avez raison. J’ai hérité de votre dossier, ainsi que de nombreux autres, lorsqu’il a perdu sa place à la tête de la Gestapo au profit de la crotte de poulet qui l’occupe aujourd’hui. C’est le dernier service qu’il a pu me rendre.

— Puis-je me permettre de vous demander ce qu’il est devenu ?

— Bien sûr. Il est toujours sous mes ordres, quoique à une position moins élevée, puisqu’il est directeur des transports des usines Hermann Gœring, à Cologne[18].

Gœring énonça son propre nom sans la moindre trace d’hésitation ou d’embarras. Il devait considérer comme la chose la plus naturelle du monde qu’une grosse entreprise porte son nom.

— Voyez-vous, reprit-il, je n’oublie jamais les gens qui m’ont rendu service, n’est-ce pas, Rienacker ?

La réponse du gros flic fusa à la vitesse d’une balle traçante.

— C’est exact, monsieur. Tout à fait exact.

La voix de son maître, pensai-je tandis qu’un serviteur apportait au Premier ministre un grand plateau avec du café, du vin de Moselle et des œufs brouillés. Gœring se jeta dessus comme s’il n’avait rien mangé de la journée.

— Je ne suis peut-être plus à la tête de la Gestapo, dit-il, mais de nombreux policiers, comme Rienacker ici présent, me sont restés fidèles malgré Himmler.

— De très nombreux policiers, précisa Rienacker avec un sourire épanoui.

— Ils me tiennent au courant de ce que mijote la Gestapo, dit-il en essuyant délicatement ses grosses lèvres avec une serviette. Bien. Herr Gunther, Rienacker m’a appris qu’il vous avait trouvé dans mon appartement de Derfflingerstrasse cet après-midi. Comme il vous l’a peut-être déjà expliqué, je prête cet appartement à un de mes amis qui est mon agent confidentiel dans certains domaines. Cet homme, vous le savez, s’appelle Gerhard von Greis, et il a disparu depuis plus d’une semaine. D’après ce que m’a dit Rienacker, vous pensez qu’il avait pu être contacté par un individu cherchant à lui vendre un tableau volé. Un nu de Rubens, pour être précis. Je ne sais pas du tout comment vous en êtes arrivé à penser qu’il pourrait être utile de consulter mon agent, et je n’ai aucune idée non plus de la façon dont vous vous êtes procuré l’adresse de cet appartement. Mais vous m’impressionnez, Herr Gunther.

— Je vous remercie, monsieur le Premier ministre.

Qui sait ? pensai-je. Avec un peu d’entraînement, je parviendrais peut-être à me montrer aussi obséquieux que Rienacker.

— Vos états de service dans la police sont éloquents, et je ne doute pas que vous soyez un enquêteur tout aussi efficace.

Il finit sa collation, avala un grand verre de vin de Moselle et alluma un énorme cigare. Contrairement à ses deux aides et à Rienacker, il ne montrait aucun signe de fatigue, et je commençais à me poser des questions sur la nature exacte de ses petites pilules roses. Il souffla un rond de fumée et poursuivit :

— Gunther, je veux être votre client. Je veux que vous retrouviez Gerhard von Greis, de préférence avant la Sipo. Non qu’il soit coupable de quoi que ce soit, vous comprenez, mais il détient une information confidentielle que je préférerais ne pas voir tomber entre les mains de Himmler.

— Quel genre d’information confidentielle, monsieur le Premier ministre ?

— J’ai peur de ne pas pouvoir vous le dire.

— Écoutez, monsieur, dis-je. Si je dois ramer, je veux savoir si le bateau prend l’eau ou pas. C’est la différence entre un flic salarié et moi. Lui n’a pas de questions à poser. C’est le privilège de l’indépendance.

Gœring hocha la tête.

— J’admire les gens aux manières directes, fit-il. Et quand je dis que je vais faire quelque chose, je le fais et je le fais comme il faut. Je suppose qu’il est inutile de vous engager sans vous faire entièrement confiance. Mais vous devez comprendre, Herr Gunther, que cela vous impose certaines obligations. Si vous veniez à trahir ma confiance, vous le payeriez très cher.

Je n’en doutais pas un instant. Je dormais déjà tellement peu ces derniers temps que les quelques heures d’insomnie supplémentaires que me vaudrait la connaissance des petits secrets de Gœring n’allaient pas aggraver notablement la situation. De toute façon, je ne pouvais plus reculer. Et il était probable qu’il y avait pas mal d’argent à la clé dans cette affaire. Or j’ai comme principe de ne pas laisser échapper une grosse somme d’argent quand elle est à ma portée. Il avala deux autres pilules roses. Il avait l’air de les prendre au rythme où je fumais mes cigarettes.

— Monsieur le Premier ministre, Rienacker vous dira que, lorsque nous nous sommes rencontrés dans votre appartement cet après-midi, il m’a demandé le nom de celui qui m’a chargé de récupérer le Rubens. J’ai refusé de le lui donner. Il m’a menacé de me l’extorquer par la force, mais je n’ai pas cédé.

— C’est exact, confirma Rienacker en se penchant en avant.

— Je traite tous mes clients sur le même pied, poursuivis-je. Discrétion et confidentialité garanties. Je ne resterais pas longtemps en activité si je dérogeais à cette règle.

Gœring opina du chef.

— Merci de votre franchise, dit-il. Et maintenant, laissez-moi être franc à mon tour. Dans la bureaucratie du Reich, beaucoup de postes sont pourvus avec mon accord, de sorte qu’il arrive fréquemment qu’un ancien collègue ou une relation d’affaires me demandent une petite faveur. Je ne le leur reproche pas, et si je le peux, je les aide. Mais, naturellement, je leur demande une faveur en échange. Car c’est ainsi que marche le monde, n’est-ce pas ? Mes fonctions m’ont également permis de rassembler une mine de renseignements dans laquelle je puise pour faire aboutir mes projets. En effet, avec ce que je sais, il est plus facile de persuader les gens de partager mon point de vue. Et ce point de vue doit être le plus précis possible, et ce pour le bien de la Patrie. Même aujourd’hui, de nombreux membres du gouvernement et de l’administration ne sont pas d’accord avec ce que le Führer et moi-même avons défini comme prioritaire pour la croissance de l’Allemagne, afin que notre magnifique pays puisse assumer la place qui lui revient dans le monde.

Il marqua une pause, s’attendant peut-être à ce que je me lève d’un bond pour tendre le bras et entonner avec enthousiasme quelques strophes du Horst Wessel Lied. Mais je restai immobile, hochant patiemment la tête en attendant qu’il arrive au cœur du problème.

— Von Greis était l’instrument de ma volonté, susurra-t-il d’une voix veloutée, aussi bien que l’expression de mon point faible. Il était chargé de faire l’intermédiaire pour mes achats de tableaux, mais aussi de collecter des fonds à mon profit.

— Vous voulez dire que c’était un artiste de l’extorsion de fonds ?

Gœring papillota des paupières en souriant.

— Herr Gunther, il est tout à votre crédit d’être si honnête, et si objectif, mais je vous prierai de ne pas franchir certaines limites. Je suis moi-même un homme impulsif, mais je n’en fais pas une vertu. Comprenez bien une chose : toute action se justifie si elle est accomplie pour le bien de l’État. Il faut parfois se montrer impitoyable. C’est Gœthe, je crois, qui disait que l’on pouvait être soit vainqueur et dirigeant, soit sujet et perdant, que l’on devait souffrir à défaut de triompher, que l’on était soit le marteau, soit l’enclume. Me comprenez-vous ?

— Oui, monsieur, mais cela m’aiderait encore plus de savoir avec qui von Greis était en affaires.

Gœring secoua la tête.

— Je ne peux pas vous le révéler. J’insiste encore une fois sur la discrétion et la confidentialité que requièrent cette affaire. Il vous faudra travailler dans le noir.

— Très bien, je ferai de mon mieux. Avez-vous une photo de ce monsieur ?

Il ouvrit un tiroir et en sortit un petit cliché qu’il me tendit.

— Cette photo a cinq ans, dit-il, mais il n’a pas beaucoup changé.

J’examinai le personnage. Comme beaucoup d’Allemands, ses cheveux clairs étaient coupés très court, à l’exception d’un ridicule accroche-cœur tombant sur son large front. Le visage, à la peau par endroits froissée comme un vieux paquet de cigarettes, était barré par une moustache passée à la cire qui le faisait ressembler à un de ces Junkers qu’on peut voir dans de vieux numéros de Jugend.

— Il a un tatouage au bras droit, ajouta Gœring. Une aigle impériale.

— Très patriotique, dis-je.

Je glissai la photo dans ma poche et demandai une cigarette. L’un des aides me tendit la boîte en argent et me donna du feu avec son propre briquet.

— Je crois savoir que, selon la police, sa disparition aurait peut-être quelque chose à voir avec son homosexualité.

Je ne mentionnai pas l’information de Neumann selon laquelle le réseau de la Force allemande aurait assassiné un aristocrate. Tant que je ne l’avais pas vérifiée, il valait mieux garder cette carte pour plus tard.

— C’est fort possible en effet, admit Gœring avec une certaine gêne. Il est exact que son homosexualité le conduisait parfois dans des endroits dangereux et, une fois au moins, lui a causé des ennuis avec la police. J’ai toutefois réussi à le tirer d’affaire. Mais Gerhard n’a pas tenu compte de cet avertissement. Il a même entamé une liaison avec un fonctionnaire haut placé, liaison que j’ai stupidement laissé continuer dans l’espoir qu’elle obligerait Gerhard à se montrer plus discret.

Je pris cette information avec des pincettes. À mon idée, il était beaucoup plus probable que Gœring avait toléré cette liaison afin de compromettre Funk – un rival politique de petite envergure – pour ensuite le mettre dans sa poche. En admettant qu’il ne s’y trouvait pas déjà.

— Von Greis avait-il d’autres amants ?

Gœring haussa les épaules et se tourna vers Rienacker. Celui-ci se redressa et dit :

— Aucun régulier, d’après ce que nous savons. Mais il est difficile de le dire avec certitude. Les pédés se cachent depuis la promulgation des Pouvoirs d’urgence, et la plupart de leurs boîtes, comme l’Eldorado, ont été fermées. Mais Herr von Greis se débrouillait pour avoir des liaisons passagères.

— Cela pourrait être une explication, dis-je. Il se peut que, lors d’une de ses randonnées nocturnes dans quelque bas-fond, ce monsieur ait été interpellé par les agents locaux de la Kripo, passé à tabac et envoyé aussitôt en KZ. Il se peut que plusieurs semaines s’écoulent avant que vous ne soyez au courant.

L’ironie de la situation ne m’échappait pas. Il était piquant d’évoquer la disparition de son serviteur avec l’homme responsable de tant d’autres disparitions. Je me demandais s’il en était également conscient.

— En toute objectivité, monsieur, et vu les circonstances actuelles, poursuivis-je, on doit se considérer comme chanceux lorsqu’on disparaît uniquement pour une ou deux semaines.

— Des recherches ont été entreprises dans cette direction, précisa Gœring, mais vous avez raison d’évoquer cette possibilité. En dehors de cette piste, c’est désormais à vous de jouer. D’après les renseignements qu’a recueillis Rienacker sur votre compte, il semble que la recherche de personnes disparues soit votre spécialité. Mon assistant vous versera de l’argent et vous fournira tout ce qu’il vous faudra. Avez-vous d’autres questions ?

Je réfléchis quelques instants.

— J’aimerais mettre un téléphone sur écoute.

Je savais que le Forschungsamt (le Directorat de la recherche scientifique, installé dans les bâtiments de l’ancien ministère de l’Air), qui s’occupait de ce genre de choses, était placé sous le contrôle de Gœring. On disait que Himmler lui-même devait obtenir l’autorisation de Gœring pour mettre quelqu’un sur écoute. Je suspectai ce dernier d’utiliser cette facilité pour compléter les dossiers que lui avait légués Diels.

Gœring sourit.

— Vous êtes bien informé, remarqua-t-il. Je n’y vois pas d’inconvénient, si vous le jugez utile. (Il se tourna alors vers un de ses assistants.) Vous vous en occuperez. Je veux que cette demande soit considérée comme prioritaire. Vous transmettrez à Herr Gunther une transcription quotidienne des communications.

— Bien, monsieur, fit l’assistant.

J’inscrivis les numéros concernés sur un morceau de papier et les lui remis. Puis Gœring se leva.

— Ceci est votre affaire la plus importante, dit-il en me posant légèrement la main sur l’épaule, pour me raccompagner à la porte tandis que Rienacker nous suivait à distance respectueuse. Et si vous la résolvez, vous pourrez compter sur ma générosité.

Et si j’échouais ? Pour l’instant, je préférais oublier cette possibilité.